La discrimination n’est pas dans nos têtes, l’exclusion non plus
OPINION
MICHAËLLE JEAN
ANCIENNE GOUVERNEURE GÉNÉRALE DU CANADA (2005-2010)
ET EX-SECRÉTAIRE GÉNÉRALE DE LA FRANCOPHONIE (2014-2018)
Pendant plus de 10 ans, j’ai accompagné au Québec des femmes victimes de violence conjugale et leurs enfants. J’ai été de ces féministes qui ont milité activement et avec ferveur pour une totale reconnaissance des droits des femmes au respect de leur intégrité physique et psychologique et, ce faisant, pour une pleine compréhension de la dimension sociale de ce fléau dévastateur. Et nous insistions sur le devoir, la responsabilité de l’État de les protéger et d’agir.
Pour pallier l’inertie des paliers gouvernementaux – fédéral, provincial et municipal –, nous avons su mettre en place, sans les attendre, le plus vaste réseau de refuges et de services d’urgence pour ces femmes exposées chez elles à tous les dangers. Nous avons aussi aidé d’autres provinces canadiennes à suivre le mouvement que nous avions mis en marche au Québec. Le Regroupement provincial des maisons d’hébergement et de transition pour femmes victimes de violence et leurs enfants était le fruit d’une mobilisation sans précédent.
Je me souviens, néanmoins, combien le plus grand défi qu’il nous a fallu surmonter était le déni total du caractère systémique de la discrimination dont les femmes sont victimes. Dénoncer les effets et les conséquences d’un héritage profondément patriarcal, sexiste, misogyne, violent et accablant, qui met gravement en péril, jusque dans leur vie intime et familiale, la santé mentale et physique des femmes, leur sécurité, leur autonomie, leur dignité et leur liberté, n’était pas un exercice langagier, mais une réalité.
Rapporter les attitudes et les préjugés enracinés au cœur des pratiques des officines gouvernementales, des dispositifs et corps judiciaires, des services sociaux et de santé, dans le milieu du travail, le logement, les institutions financières, tout cela, lorsque nous le disions était considéré pure hérésie par certains.
Nombre d’interlocuteurs estimaient que nous étions des féministes enragées, que nous exagérions sur l’ampleur du problème, qu’il s’agissait d’une vue de l’esprit, que les femmes étaient aussi à blâmer pour les mauvais traitements et les injustices qu’elles subissaient.
Je me souviens des efforts considérables qu’il nous a fallu rassembler pour que tombent les tabous, le mur étanche du silence et de l’indifférence, la résistance des institutions qui n’appréciaient pas que leur fonctionnement soit mis en cause. Les articles de Roxane Simard, Louise Guyon et Louise Nadeau publiés en 1981 dans « Va te faire soigner, t’es malade! » sont à relire. Faire admettre les multiples facettes et la dimension systémique de la discrimination sexiste, dans tous les secteurs de la société, établir les liens, les causes et les effets, en tenant compte des expériences, « des mots pour le dire » – chère Marie Cardinal! – et du point de vue des premières concernées, soit des femmes elles-mêmes, était primordial. La valeur du travail effectué par les organisations sur le terrain, les chaînes de solidarité, ainsi que leurs expertises nous semblaient incontournables.
Combien d’études, de témoignages et de données il nous a fallu rassembler. Un labeur incessant, mais qui a permis à la société dans son ensemble de franchir un cap, d’acquérir et d’intégrer une compréhension plus juste, mieux articulée du problème. Le pas était franchi pour que soient engagées des politiques publiques conséquentes. Nous ne cesserons de dire que la vie des femmes compte, tout comme nous scandons, outrés par l’assassinat de George Floyd et de tant d’autres, que la vie des Noirs compte. Car il s’agit de combattre une même mentalité, une même idéologie, celle de la déshumanisation, de la pulsion ravageuse de domination.
Se souvenir est donc important. Face au sujet qui nous occupe ces temps-ci, la lutte pour l’éradication de la discrimination raciale systémique, nous nous retrouvons devant un même cas de figure.
Il nous faut vaincre le déni de la gravité du problème à l’échelle de la société, avancer intelligemment et collectivement, en incluant toutes les forces vives, sachant que ce qui se dira sera parfois difficile à entendre, mais que cet acte de vérité s’impose.
Nous ne pourrons avancer qu’en acceptant de prendre la pleine mesure du racisme suffocant qui met en cause notre humanité commune et en péril la paix sociale, le vivre ensemble, nos valeurs d’équité, de justice, d’égalité, ces droits fondamentaux dont les jeunes qui manifestent, par milliers, toutes races et origines confondues, exigent le respect. L’heure est venue d’engager l’examen, le changement en profondeur qu’ils réclament et d’agir résolument pour plus d’humanisme.
Source : LaPresse+, édition du 20 juin 2002